Dr. No, la naissance d’un mythe
Les grandes et belles histoires naissent toujours de circonstances chaotiques. Elles sont le fruit de d’un enchainement d’échecs et d’heureux hasards. James Bond contre Dr No n’échappe pas à la règle. En coulisses, le premier Bond fut tour à tour l’enjeu d’âpres combats, d’une succession de renoncements et d’alliances de circonstances. Voici comment, de la volonté de quelques hommes, ce petit film de série « B » devint le fondement d’une série à succès. Le point de départ du mythe le plus pérenne du 7ième art.
Par Pierre Fabry et Pierre Rodiac
Improbable. Sur le papier du moins, Dr No est improbable. Un romancier fantasque au succès relatif, deux producteurs iconoclastes, des acteurs inconnus, une poignée d’artisans-techniciens débutants, une intrigue digne d’une BD bon marché, un budget microscopique… Peu de professionnels parient sur la faisabilité d’une semblable production, encore moins sur son succès. De fait, personne n’accorde alors trop de crédit au projet fou de deux producteurs aussi dissemblables que géniaux.
1961. Après l’échec d’une première adaptation cinématographique des aventures de l’agent 007, entrent en scène, Harry Saltzman puis Albert Romolo Broccoli, qui chacun de son côté désire produire des films de James Bond. Contraints de s’associer, ils parviennent enfin à donner vie au projet et signent un accord avec Ian Fleming, le 1er mai. Le 20 juin, ils soumettent leur projet à United Artists.
Le studio, dirigé depuis 1951 par Arthur Krim et Robert Benjamin, développe sous leur impulsion de novatrices relations avec les compagnies indépendantes. Le projet est accepté sous la pression de David Picker, ami commun des deux co-producteurs. Le rôle du distributeur sera déterminant dans la phase de commercialisation du film.
Pour cette première transposition sur grand écran, le choix se porte en définitive sur James Bond contre Docteur No. Contractuellement, Ian Fleming n’a pas droit de regard sur le scénario final. Mais, par respect pour l’écrivain et pour son expérience, Saltzman et Broccoli le lui soumettent. L’auteur effectue alors nombre d’annotations manuscrites : la manière dont 007 doit appeler son chef, les armes qu’il doit porter… Respectées, elles vont constituer la « bible » du personnage. Il rédige également un mémorandum sur la façon dont Bond et son univers doivent être transposés au cinéma1. Ces deux écrits contribueront à poser les bases du succès de la saga.
Au vu du résultat final, nul besoin de préciser que Broccoli et Saltzman s’y réfèrent constamment. En revanche, ils ne le suivent pas pour ce qui concerne la production, leur métier. Fleming souhaite qu’Alfred Hitchcock, déjà approché lors du projet d’une précédente adaptation et très intéressé, réalise le film. Broccoli refuse. Trop cher. Guy Green, Guy Hamilton et Ken Hugues sont ensuite sollicités. Tous déclinent. « Cubby » se tourne alors vers son complice Terence Young, son premier choix que ni Saltzman, ni United Artists ne cautionnent.
« Le simple fait que nous ayons eu la chance de découvrir Ian Fleming et Bond était dû au hasard. Le reste ne venait que du travail. » Albert R. Broccoli
Quoiqu’il en soit, Young est « le » bon choix. Il contribue largement à l’émergence du héros cinématographique esthète. S’identifie-t-il à 007, à Fleming, à Connery ? Un peu tout cela sans doute. Comme le confirme Lois Maxwell : « Terence a pris Sean sous son aile. Il l’emmenait dîner, lui montrait comment marcher, l’initiait à la gastronomie… ». Young ne cesse de s’investir dans ce film au maigre budget. « Cubby » prendra l’habitude de s’entourer de fidèles rencontrés dans sa précédente maison de production, la Warwick : Richard Maibaum, scénariste, Ted Moore, directeur de la photographie, Ken Adam, décorateur, Bob Simmons, coordinateur des cascades… Ils vont demeurer sa famille cinématographique et former le clan EON.
Mais la question cruciale demeure : qui sera 007 ? L’histoire est connue, nombre de prétendants sont évoqués. Par Fleming d’abord. Mais les deux producteurs s’accordent pour choisir un inconnu : un acteur écossais débutant à l’accent improbable. Il s’impose à eux, du premier regard. Les choix est fait : Sean Connery. Contre vents et marée (et United Artists), les deux hommes tiendront.
En dépit des réticences conjuguées du romancier et du studio, fin octobre, Connery se voit offrir par UA six mille livres et un contrat de quatorze mois pour plusieurs films. The Daily Cinema annonce ce choix quelques jours plus tard. Et Connery fait immédiatement l’objet de toutes les spéculations et d’un engouement médiatique sans précédent. « Cubby » est, il est vrai, un communicant hors pair.
La sensuelle Honey Rider doit pimenter l’aventure, tout en prenant garde à la censure alors active…
Ursula Andress est engagée quelques jours à peine avant le premier clap. Broccoli la découvre sur papier glacé : une photo de son époux d’alors, John Derek. Le cinéma n’est pas son objectif. Elle n’accepte le rôle qu’après que l’un de ses amis ait lu le script et l’ait vivement encouragée… un certain Kirk Douglas. Pour six semaines de tournage, la cover girl reçoit 6 000 dollars d’alors.
Enfin, le rôle-titre, celui du Docteur Julius No, mystérieux et sinistre méchant aux mains de fer est tout aussi crucial pour le succès de l’aventure.
Par sa capacité à générer l’effroi, c’est lui qui, en creux, révélera la témérité et l’excellence d’un héros alors inconnu du public…
Fleming désirait que son cousin, Christopher Lee, incarne le maléfique docteur. C’eût été probant, la suite le révélera. De même que Max Von Sydow, également approché. Après avoir songé enfin au dramaturge Noel Coward, ami et voisin jamaïcain de Fleming, quelques jours avant le début du tournage, Harry Saltzman engage finalement un acteur canadien, Joseph Wiseman.
Pour une poignée de dollars…
Le casting est loin d’être bouclé. Quelques jours plus tard, le 16 janvier 1962, la petite équipe atterrit pourtant en Jamaïque, colonie britannique qui a accédé à l’indépendance l’année précédente. Convaincue du bout des lèvres, United Artists a été avare : 1 million de livres ont été alloués (950 000 dollars actuels) ! C’est dix-neuf fois inférieur au budget alloué au film le plus cher sorti cette même année. Aussi le tournage sera court : deux mois, entre Kingston, Oncaros et Montego Bay. Faute de moyens : système D, huile de coude, bouts de ficelles sont de mise. Le casting sera complété par la bourgeoisie britannique locale, amis ou proches de la production.
La secrétaire de Strangways, Dolores Keator, est en réalité la propriétaire de la demeure où est tournée la scène de son assassinat. Le barman du Pussy-Feler est un proche de la costumière. Plus étonnant encore, la photographe de Dr No, Marguerite LeWars, dernière Miss Jamaïque en date, est embauchée par Young le jour même, au moment des préparatifs du tournage… à l’aéroport, où elle officie ! Reggie Carter, son beau-frère, est engagé pour interpréter le chauffeur envoyé par No.
Sean Connery passe justement sa première journée dans le costume de Bond à l’aéroport. Une après-midi est consacrée à la scène de la cabine téléphonique. Young fait plusieurs prises. Il retient en particulier un gros plan dans lequel Connery lance un regard soupçonneux à Carter. Pour le réalisateur, ce regard c’est « le commencement de Bond ».
La première scène tournée en extérieur est la rencontre de 007 avec Quarrel. Une chambre est plus tard réquisitionnée pour la scène de la tarentule.
Fleming, qui demeure chaque hiver dans sa villa « Goldeneye », pour rédiger son nouveau roman (ndlr. Au Service Secret de Sa Majesté), assiste au tournage et sert même de conseiller.
Après 58 jours passés sur l’ile, l’ensemble de l’équipe retourne à Pinewood pour le dernier mois de travail. Joseph Wiseman complète ses scènes, tandis que Bernard Lee (M) et Lois Maxwell (Moneypenny) rejoignent le casting. Maxwell sera finalement la secrétaire de « M » et Eunice Gayson, Sylvia Trench, la compagne récurrente de Bond, bien qu’au départ la distribution était inverse. Lee quant à lui a signé son contrat… la veille de faire son entrée sur le plateau D, où le décor du bureau du chef des services secrets britanniques a été installé. Ces scènes tournées, le plateau est transformé pour accueillir le « Cercle – Les Ambassadeurs » et sa désormais mythique scène d’ouverture… tournée en dernier.
« Elle dansa avec toute l’équipe. Elle fut la première femme que je vis sans soutien-gorge. Ses seins magnifiques se balançaient au rythme de la musique. Je me souviens m’être dit combien il était fabuleux d’être à ce point désinhibée. J’aurais voulu pouvoir ôter moi aussi mon soutien-gorge, mais je n’en aurais pas eu le courage ! »
L’été fit place à la post production, au terme de laquelle Young programma une projection privée. Ian Fleming réputé pour avoir la dent dure, est enchanté du résultat obtenu. Mieux encore. Séduit par les deux acteurs principaux du film, il va doter certains des personnages de ses futurs ouvrages de traits de caractère des comédiens. Et James Bond contre Docteur No, le film, devient fondateur à double titre.
Des films pour James Bond
Dans Au service secret de sa majesté écrit durant le tournage, James Bond devient d’ascendance écossaise comme Sean Connery (et Ian Fleming) et suisse, comme Ursula Andress. Jusqu’à cette révélation, Ian Fleming a toujours indiqué que Bond était anglais. Première influence majeure du cinéma sur le héros de papier.
Sensible au charme féminin, Ian Fleming semble avoir été encore plus impressionné par l’actrice… Au milieu de l’ouvrage, il la fait apparaître comme touriste de luxe dans le Piz Gloria. Irma Bunt, âme damnée de Blofeld, s’exprime en ces termes :
« Nous avons drainé ici tout le gratin international de Gstaad et de Saint-Moritz. (…) Et celle jolie fille, à la grande table, c’est Ursula Andress, la vedette de cinéma. Quel teint merveilleux elle a ! Et quels beaux cheveux ! »
Comment ne pas évoquer également le changement de ton de l’ouvrage, par rapport aux titres précédents. Tout en saluant l’intérêt des œuvres de Fleming, Albert Broccoli, Terence Young et Sean Connery estiment qu’il leur manquait une touche d’humour. Cet élément deviendra l’une des marques de fabrique de la série. Avec Sean Connery, James Bond devient plus sadique, non sans distiller quelques bons mots remarquables.
Fleming n’y est pas insensible. Le héros littéraire devient donc également plus détaché, plus léger. Il n’hésite pas à plaisanter. Il insuffle également plus d’action. Ainsi, Au service secret de sa majesté, apparaît-il comme terriblement cinématographique. Truffé d’action, de cascades, de poursuites en ski, en voiture ou en bobsleigh, il est très influencé par l’approche des scénaristes de James Bond contre Docteur No qui ajoutent des passages de combats et de poursuites absentes du roman.
L’opération se révèle payante. Les films dopent bientôt les ventes des ouvrages. Si 670 000 romans sont vendus en Grande-Bretagne durant l’année 1961, ce sont plus de 1 315 000 qui sont écoulés en 1962, et 6 700 000, cinq ans plus tard !
UA et Eon ont programmé un plan média ciselé. Eon pose déjà les codes de nouveaux process marketing bientôt généralisé au 7ième art. Ainsi, la presse reçoit « un petit kit de survie bondien : une boîte contenant les ouvrages de Ian Fleming ainsi qu’un jeu de fiches récapitulant avec force photos, les goûts du héros (ses femmes préférées, ses boissons favorites, son arme de prédilection)3»… Ce, un an avant la sortie du film ! Rare, ce dossier de presse et l’affiche qui l’accompagnait fait la fortune des rares collectionneurs qui le possèdent.
Le 5 octobre, le London Pavilion de Piccadilly accueille la première mondiale. Les Français doivent attendre trois mois pour faire connaissance avec Bond. Et les Nord-américains six pour découvrir à leur tour les premières aventures de 007, au terme d’une tournée promotionnelle soigneusement organisée autour de la personne de Sean Connery. Le magnétisme de la star en devenir n’a échappé à personne.
Le succès est au rendez-vous. 19 millions de spectateurs se rendent dans les salles aux Etats-Unis, et plus de 4,7 millions en France.
Dans l’ensemble, commentateurs et public sont séduits par l’extravagance du récit, par ailleurs jugé « réaliste ». La sortie du film au moment de la « crise des missiles de Cuba » ne fait que rajouter à la véracité de l’aventure. C’est tout le paradoxe. Connery confère au rôle tout à la fois sa violence brute et ses qualités athlétiques, une tonalité second degré et ce détachement qui devient sa signature.
Mais avant tout, le succès immédiat du film révèle combien ce héros moderne, en décalage avec la production ambiante, répond aux attentes profondes des publics européen et américain. Le peu de moyen a poussé à l’épure : un peu à la façon de cette « nouvelle vague » qui fait fureur sur le Vieux Continent… et honnit Bond. Mais il y surtout l’enveloppe… Erotisme tempéré, violence sous-jacente, frivolité et élégance… Dr No fait écho à une sensibilité nouvelle, qu’il contribue à forger et à alimenter.
Les plus « parlants » exemples demeurent à coup sûr, pour la gent masculine, la violence et la mise en valeur du corps féminin selon des procédés propres à contourner la censure. Deux scènes les illustrent. Immorale et empreinte de cynisme, la mort du professeur Dent (abattu « désarmé ») fait exploser les codes d’honneur de la société bourgeoise. De même, l’apparition « botticellienne » d’Ursula Andress. Inédite et fondatrice. Aujourd’hui encore, elle symbolise la saga et sa place dans la culture populaire. Avec Dr No, un érotisme grand public voit le jour. Il investit la société à travers les canons stéréotypés de la publicité et des affiches4.
Ce coup d’essai est donc à plus d’un titre un coup de maître. Déjà, un second opus, Bons baisers de Russie, est en chantier. Tout le monde l’ignore encore… un pan de l’histoire immortelle du cinéma est en train de s’écrire. Un mythe est né. Son nom est…
SOURCES.
- Cf. memorandum Fleming ci-dessous « Le Bond selon Ian » Woollacott / Bennett, Bond and Beyond :
- The Political Career Of A Popular Hero, McMillan, 1987, pp.46-59.
- Evin, Guillaume, Goldmaker, Paris, Fayard, 2002.
- Maillart, Olivier, « Une beauté de circonstance. James Bond, le cinéma d’action et l’esthétique pop » in James Bond 2007, anatomie d’un mythe populaire, Belin, 2007, pp. 223-224.