ERIC SERRA, l’interview : GOLDENEYE, Le Grand Bond
Eric Serra, Le Grand Bond
Après les légendaires John Barry, Marvin Hamlish ou encore George Martin, Eric Serra est le 8ème compositeur à œuvrer pour l’agent 007. L’éternel complice de Luc Besson est également le deuxième français à travailler pour une musique de la saga après Michel Legrand. En 1995, GoldenEye fut une rupture pour la saga, dont il devait être un symbole. Eric Serra revient 25 ans après sur son expérience unique.
Propos recueillis par Jessy Conjat et Eric Saussine
Comment as-tu commencé dans le métier ?
Au départ, j’ai joué de la musique. J’étais instrumentiste avant d’être compositeur. J’ai commencé la guitare quand j’avais 5 ans. Je ne me souviens pas avoir commencé en fait… la musique, c’est aussi ancien que de respirer (rires). Il faut dire que ma génération avait moins de distraction qu’aujourd’hui. J’ai monté mes premiers groupes quand j’avais 15 ans. Ça a toujours été ma principale passion. Il était évident pour moi d’en faire mon métier un jour. Comme, apparemment, j’étais bon guitariste, je travaillais déjà comme musicien professionnel pendant mon année de terminale. Je faisais des séances de studio. Je jouais de la guitare, donc aussi de la basse, et je jouais un peu de batterie. Ça arrangeait bien les gens qui m’employaient… un gosse de 16 ans leur faisait tout pour le prix d’un (rires). Moi, j’adorais ça, car certains après-midis, j’allais faire des séances sans rien dire à mes parents. Hors de question de faire autre chose après le bac, car j’avais vu que je pouvais gagner ma vie avec. Du coup, je suis devenu musicien professionnel. Je ne gagnais pas énormément, mais assez pour vivre. Déjà je trouvais miraculeux que l’on me donne des sous pour faire de la musique (rires).
À 18 ans, lors d’une séance de studio, je rencontrais Luc Besson, qui avait le même âge que moi. À l’époque il n’avait encore rien fait… juste assistant sur un film. On s’est rencontré via Pierre Jolivet, un ami à lui avec lequel je faisais des séances d’enregistrement. On a sympathisé, et quand il a fait son premier court-métrage quelques mois plus tard, il m’a demandé d’en composer la musique. C’est comme ça que je suis devenu compositeur.
Comment ta collaboration s’est-elle passée avec Luc Besson ?
C’est lui qui a décelé en moi un potentiel de compositeur, quand il m’a vu improviser. Puis il a réalisé son premier long-métrage, Le Dernier combat, suivi de Subway et du Grand bleu. Le premier était déjà spécial car c’était un film sans dialogue, donc la musique avait beaucoup d’importance. Le film n’a pas eu beaucoup de succès mais il avait fait du bruit dans le milieu du cinéma, et tout le monde avait entendu parler de nous. Dans Subway, la musique avait aussi beaucoup d’importance car il y avait une histoire de groupe. Ça m’a valu mon premier disque d’or et ma première Victoire de la musique. Et puis il y a eu le Grand bleu.
Comment as-tu vécu le phénomène de société du Grand bleu ?
Ça a été hallucinant pour nous, ça a complètement changé nos vies, ça a tout bouleversé, 99 % positivement. Soudain, quand vous demandez l’heure dans la rue, les gens n’ont plus peur, ils vous sourient. On ne va pas se mentir, financièrement, ça arrange les choses et ça ouvre beaucoup de possibilités. Suite au Grand Bleu, entre deux engagements, j’ai pris beaucoup de vacances et fait le tour du monde. Ça m’a énormément enrichi.
Comment es-tu arrivé sur GoldenEye ?
Léon avait énormément plu aux producteurs de GoldenEye. Ils étaient archis fans du film et de la musique, et en gros, ils voulaient la même chose ! Quand ils m’ont appelé, le film était déjà quasi terminé. Ils m’ont fait venir au studio et ils m’ont montré le film. Comme cela se fait, il y avait des musiques temporaires. Mais là, 80 % des musiques étaient celles de Léon. Entendre ma musique sur un James Bond, c’était à la fois flatteur et très déroutant.
La présence de la musique de Léon sur GoldenEye t’a-t-elle parasité le travail de composition ?
Ça ne m’a pas particulièrement gêné. Les musiques temporaires sont surtout là pour aider les monteurs. Quand elles sont bien choisies, elles donnent une indication d’atmosphère. Après je m’en éloigne. Je trouve alors une nouvelle idée qui va être plus ou moins dans le même esprit. La présence de la musique de Léon m’a plutôt donné confiance m’a plutôt assuré qu’il voulait vraiment ma musique sur leur film. Ils souhaitaient un ravalement total de James Bond, nouvel acteur, renaissance de la saga. Ils m’avaient juste demandé d’utiliser 4 à 5 fois le thème de James Bond dans le film. Ça ne me dérangeait pas du tout, bien au contraire. M’amuser avec le thème de James Bond était un honneur. Je l’aurais utilisé de moi-même, car un James Bond sans son thème, ce n’est qu’un film d’action lambda. Ils avaient insisté sur le fait que j’avais carte blanche.
As-tu été gêné par l’héritage musical de James Bond ?
Leur souhait original effaçait cet éventuel problème. Ils m’avaient bien dit ne pas vouloir du John Barry, mais du Éric Serra. Et ça, c’était le brief de départ, car vous savez que ça ne s’est pas vraiment terminé ainsi. (rires)
Le fameux épisode où la musique du tank a été réécrite par John Altman…
Je crois qu’ils étaient sincères. Ils se montraient super fans et voulaient vraiment mon style de musique. Mes dès cette première réunion, j’avais insisté sur le fait qu’ils n’étaient pas fans que de ma musique, mais aussi de la manière dont elle était utilisée dans les films de Luc. Il y avait la question du mixage. À cette époque-là, dans les films de Luc, quand il y avait conflit entre un bruitage et la musique, la musique avait toujours priorité. Il y avait peu de gens qui faisaient ça à l’époque. On ne pouvait pas faire plus sincère, j’avais expliqué cela dès cette première réunion avec Barbara Broccoli, Michael Wilson et le réalisateur Martin Campbell. Tous les trois étaient attentifs, comme si je leur livrais des secrets de fabrication de Besson. Ils avaient également montré toute confiance pendant la période de composition. Après 10 à 12 minutes de film, j’avais déjà une palette musicale assez complète et c’est même moi qui leur ai demandé de venir au studio car je ne voulais pas prendre une mauvaise direction. J’avais une scène d’action, une scène de suspense, une scène romantique. Tous trois sont venus dans mon studio à Paris, avec également le monteur. Je les ai installés à la console. J’étais derrière eux. Je les voyais tous les quatre devant moi. Barbara et Michael étaient très attentifs. Le réalisateur et le monteur se donnaient des coups de coudes, en train de s’exciter sur leur travail. Ils s’auto-congratulaient devant les images. J’ai trouvé que ce n’était pas vraiment le moment. Je ne m’en formalisais pas trop, car mon contact, c’était vraiment Barbara. C’est elle qui m’a convaincu de faire le film, alors que je ne voulais pas le faire. J’avais eu un bon contact humain avec elle, et en tout bien tout honneur, elle m’avait séduite (rires). Du coup, c’était surtout son avis qui m’importait. Il faut remettre ça en contexte. J’avais 35 ans. J’étais encore dans l’extase des grands succès de Besson. Je m’éclatais. C’était donc surtout l’avis de Barbara qui comptait, et après les 10 à 12 minutes, ils ont tous dit : « It’s great, Eric, continue ! » Et ils sont partis. J’avais l’impression que j’aurais fait n’importe quoi, ça leur plaisait et c’était joué d’avance. Ils étaient tout à fait contents. J’étais à la fois un peu déçu de ne pas avoir de commentaires constructifs mais quelque peu rassuré de voir que ça leur plaisait. Je ne les ai plus jamais revus au studio. J’ai donc continué à écrire tout le film dans le même esprit. Tout s’est d’ailleurs très bien passé jusqu’à la fin. Il y a juste eu un malentendu, un désaccord sur une scène, la fameuse scène de poursuite avec le tank dans Saint-Pétersbourg. C’était au moment du mixage.
Quel était le problème ?
Au début du mix, je me suis rendu compte qu’ils n’allaient pas respecter la ligne dont j’avais parlé lors de la première rencontre. C’était un désastre. Ils ne le comprenaient pas que ce n’était pas pour entendre forcément ma musique plus fort. Ce n’était pas une question d’ego. La musique était bourrée de petits détails, notamment dans les percussions et les grooves, et ils étaient enterrés sous les effets sonores. On n’entendait plus les grooves… Au moment du mixage, par définition, je suis rincé, car j’avais écrit non-stop pendant 2 mois, même si dans le cas de ce film, c’était assez court. Mais les deux mois étaient très intenses, en bossant 7 jours sur 7, 18h par jour. Psychologiquement, j’étais à plat. Et en voyant comment cela se passait, j’étais dégoûté. Et quand ils m’ont demandé de refaire la scène qui ne leur plaisait pas, mais qui me plaisait beaucoup, j’ai refusé. C’était mon côté rebelle, mais j’étais sincère. Je n’avais ni l’envie, ni la force de refaire un morceau, d’autant plus que je n’en comprenais pas la raison. Sur la scène du tank en question, les fans de James Bond risquaient d’être déçus. Ils voulaient entendre du James Bond à l’ancienne, avec un gros son symphonique… la version John Barry. Je trouvais cela contradictoire avec le reste de ma musique. Avec le recul, je me dis qu’ils avaient raison. À l’époque, je trouvais que mon morceau était super fun, mais à revoir la scène avec, quelques années après, je trouve que ce n’est pas assez James Bond. On aurait dit une musique de pub. Elle était trop moderne, elle a vieilli. Et j’ai été déçu. Donc, j’aurais dû accepter de réécrire le morceau, et j’aurais trouvé une solution qui leur plaisait, me plaisait, et qui n’aurait pas été totalement hors sujet avec le reste de la musique. Mais je m’étais buté. Et du coup, c’est mon orchestrateur [John Altman, NDLR] qui l’a faite, évidemment de manière très classique, car c’était sa culture. Je n’ai pas du tout assisté au mixage. Quand j’ai découvert le film à l’avant-première de New York, j’étais catastrophé. Ça a été le pire jour de ma vie (rires). Je vous jure, au fil du film je m’enfonçais dans mon siège. J’avais honte. Si je n’avais pas su ce qu’il y avait derrière la fabrication, en l’entendant, j’aurais pu me dire : « Mais c’est nul, cette musique ! » Cette projo a été une l’horreur.
Et avec le recul, as-tu la même sensation ?
Non. Déjà, la bande originale de GoldenEye a été une des meilleures ventes de toute l’histoire de James Bond. Donc, ce n’était pas si mal. J’ai vu que certains puristes avaient crié au scandale. Apparemment, pour certains c’était la pire BO d’un James Bond, pour d’autres c’était la meilleure… alors, voilà… (rires)
As-tu des préférences parmi les morceaux de ta bande originale ?
Je les aime un peu tous… sinon, j’aurais continué à travailler dessus jusqu’à ce que je les aime (rires). Par exemple, j’avais bien aimé l’idée de jouer le James Bond Theme sur des timbales dans le premier morceau pour le pré générique. J’ai bien aimé aussi la scène de poursuite entre James et Xenia. Elle a d’ailleurs constitué la première source de conflit concernant le mixage. Si tu regardes la scène avec la musique en coupant tous les bruitages, tu t’aperçois qu’ils sont dans la musique. Il y a des scratchs à tous les glissements de pneu. Ça c’était super fun, et avec le bon mixage, ça aurait donné à côté ultra moderne… jamais entendu avant. Peter Gabriel qui était passé me voir au studio pendant que je travaillais sur ces scènes, avec musique, sans bruitage, les avait adorées. J’aime aussi beaucoup les morceaux romantiques, très classiques, très symphoniques.
D’où sors-tu certains de ces sons qui font ton style, comme les timbales électroniques, ou ce son de sonar si particulier ?
Je ne me rends pas compte, car je n’ai pas cherché à avoir un style particulier, ce sont juste des sons que j’adorais. Je trouve qu’ils créent une atmosphère très particulière. Du coup, oui, ils font partis des instruments principaux de ma palette. D’ailleurs, désormais, je me fais violence pour ne plus les utiliser… tant je les ai déjà tellement exploités. Mais on me reconnaît toujours, donc ça me rassure (rires). Le « son du sonar » a deux provenances. J’ai dû l’utiliser à partir du Grand Bleu. À l’époque, je n’avais pas encore mon studio. Le studio dans lequel je travaillais était voisin de l’atelier de deux frères qui créaient des instruments de musique. Notamment, l’un d’eux s’appelait le Cristal Baschet. Il était constitué de tiges de cristal. C’est un peu le principe des orgues à eau… mais ici sur des tiges spéciales, accordées, positionnées comme sur un piano, et sur lesquelles vous glissez les doigts. Et quand l’on tape sur ces tiges sans les casser, cela produit ce fameux son… et je l’avais samplé car on était au tout début de l’époque des samplers. Il faisait en effet très sonar. Plus tard, j’ai recréé un son qui donnait la même atmosphère avec un tambourin samplé et détuné 3 octaves plus bas. Avec une grosse reverb, cela produit exactement le même son. Les sons de timbales sont tout simplement des imitations électroniques. Ça fait, timbale en plastique, cheap, mais uniques. Des bidouilles de musiciens, quoi (rires).
Des passages de The Experience of Love sont audibles dans Léon. Comment la chanson est-elle arrivée dans GoldenEye ?
Cette chanson, c’est une longue histoire. Quand j’ai fait Léon, vers la fin, un morceau comprend un certain gimmick de guitare que j’adorais. Mais dans Léon, il n’apparaissait que dans un petit bout de scène. Je me disais qu’il été dommage de ne pas utiliser ce riff. Après Léon, j’ai travaillé sur un album solo, que j’ai interrompu pour GoldenEye. Je voulais utiliser ce riff dans une chanson. Sans encore les paroles, j’ai écrit la musique de The Experience of Love pour cet album. J’avais déjà mis ce dernier en stand-by pour Léon, et j’avais donc refusé GoldenEye pour le finir. Mon agent de Los Angeles avait insisté pour que j’aille à la fameuse rencontre avec Barbara à Londres alors que j’étais isolé au sud de l’Espagne pour l’écrire. Je ne voulais rien faire d’autre, mais mon agent a insisté. Il hallucinait, mais j’étais jeune, naïf et un peu enfant gâté car je venais d’enchaîner des succès et je n’avais pas besoin de faire un film. Évidemment, avec le recul, heureusement qu’ils ont insisté car je suis très fier d’avoir fait un James Bond, soyons clairs ! (rires). J’ai donc fini par me rendre au fameux rendez-vous à Londres, avec l’intention de refuser le film, mais, Barbara Broccoli m’ayant séduit, j’étais un peu dérouté en sortant. J’avais été honnête avec elle en lui expliquant la situation. Je lui ai demandé de me donner 48 heures pour réfléchir. Elle s’était montrée très compréhensive. De retour en Espagne, j’ai réfléchi, et je l’ai appelé pour lui dire que je ne faisais pas le film. Elle disait qu’elle était très triste mais qu’elle comprenait ma décision et qu’elle la respectait. Quelques jours plus tard, elle m’a rappelé. Elle m’a dit : « On n’a personne, on veut que ce soit toi qui fasses le film. J’ai bien compris tes raisons, et j’ai bien compris ce qu’il se passe. Si tu veux, tu choisis la maison de disques et on met une des chansons de ton album solo en générique de fin. Ça peut être un gros avantage pour ton album solo. »
Est-ce que c’est l’élément qui t’a fait accepter ?
C’était très difficile de refuser. Là, je me suis dit que ça nécessitait réflexion. Je lui ai demandé 24 heures. Après avoir raccroché, j’ai appelé le patron de Virgin chez qui je travaillais à l’époque. Il n’était pas au courant de toute l’histoire. Et une fois au courant, il m’a dit : « Tu es con, ou quoi ! Évidemment que tu dois le faire ! » (rires) Et il avait raison ! Et donc j’ai accepté, grâce à The Experience of Love. Rupert Hine, le producteur légendaire, qui travaillait avec moi sur mon album solo, a écrit en urgence les paroles de la chanson. Rupert est décédé récemment, c’était un ami proche, que j’adorais.
Est-ce que l’on t’a proposé de composer le générique de début ?
Rupert Hine, que nous avons évoqué, avait produit un album de Tina Turner, Private Dancer au milieu des années 80. C’était un des come-backs de Tina, donc ils étaient en très bons termes avec elle. C’était un mec adorable. Sur le film, ils ont engagé Tina, avant même de savoir qui allait composer la musique. Il y a donc eu une sorte d’appel d’offre. Nous étions donc super bien placés dans cette compétition. Et on avait écrit une chanson pour elle. Bono et the Edge étaient alors en vacances à GoldenEye, la villa de Ian Fleming en Jamaïque. En apprenant que le prochain film allait s’appeler GoldenEye, ils ont eu envie de faire une chanson. Quand la production a su que U2 avait l’intention d’écrire pour le film, ça a été la fin de la compétition. Et en plus la chanson est top ! J’aurais bien voulu écrire la chanson pour Tina Turner, mais nous ne pouvions pas lutter ! (rires). La chanson est restée dans mes tiroirs, à l’état de maquette. Rupert en avait aussi écrit les paroles.
Qu’est-elle devenue ?!
En fait, les morceaux non-utilisés écrit sur mesure pour des films, je ne les utilise pas vraiment (rires).
Quel est le bilan de cette expérience bondienne ?
Je suis évidemment très fier de faire partie de la légende de James Bond. Je suis content de cette musique… peut-être un peu déçu des polémiques qu’il y a eu à cause du morceau de la poursuite en tank. Je trouve ça dommage. Mais je suis très content de faire partie de l’histoire de James Bond.
Merci à Cyril Sebbon d’avoir rendu possible cette interview. Article publié dans le Le Bond 58 en Septembre 2020.