Le monde ne suffit pas : à la recherche de l’exotisme
Beaux hôtels, plages désertes, baies à couper le souffle. Chacun des 22 films de la saga est un voyage. Une règle absolue : dépaysement et exotisme. Du moins sur la pellicule, le croit-on. Mais il faut distinguer ce que l’on veut nous faire croire de la « dure » réalité.
Par Pierre Fabry
Dans les années 50, les pays décrits dans les récits de Ian Fleming étaient en soi des révélations pour le commun des mortels. Les transports aériens, low-costs qui plus est, n’existant pas. La Jamaïque, le Japon, la Turquie, la Suisse étaient l’inconnu, l’apanage d’une élite. Consciencieusement, et en cela fidèles aux écrits de l’auteur, pour faire fonctionner la machine à rêve, au début des années 60 où rien n’a changé, les producteurs expédient systématiquement Bond et les équipes de production dans ces haut-lieux select, vierges de tout tourisme de masse, aujourd’hui évanouis. Comme dans les romans, sur les pas de 007, les films sont une immersion sociale et culturelle totale très réaliste : « Bons Baisers de Russie » (1963) les charmes de l’Orient et d’Istanbul, « Opération Tonnerre » en 1965 pour la Jamaïque couleur locale ou encore « On ne vit que deux fois », belle leçon de culture japonaise en condensé. Voilà les plus parfaits exemples de ces films-dépaysements !
Avec la Thaïlande, l’Inde, les Etats-Unis…les « années Moore » sont celles de la démocratisation du voyage, et de pays déjà largement assaillis. Peu à peu, le luxe cède donc le pas à l’exotisme. Les films laissant à voir non pas des contrées inconnues, mais une version luxueuse, idéale et « bondienne », moins proche de la réalité. Certes 007 va en Sardaigne, mais descend au Cala di Volpe, hôtel encore aujourd’hui très grand luxe !
Dans la mesure du possible, les producteurs tentent d’envoyer Bond dans des pays où jamais il n’est allé. Mais, plus prosaïquement, le choix d’un lieu de tournage (comme celui des acteurs) n’est pas simplement fait pour servir l’intrigue. Désormais, les lieux sont sélectionnés en fonction de considérations technique, fiscale, administrative, climatiques et politique contextuelles : autorisations, coûts de production, retombées économiques, ouverture d’un nouveau marché pour la diffusion des films… Souvent donc les pays de l’écran, ne sont pas ceux de la réalité. Dans « Quantum of Solace », le Chili figure un pays d’Amérique du Sud, continent où Bond a peu voyagé, et plus précisément la Bolivie. Par deux fois, les productions désertent la banlieue de Londres pour des motifs fiscaux et de coûts de production. En 1979, « Moonraker » est tourné en France et, en 1988, « Permis de Tuer » au Mexique qui figure une dictature imaginaire.
S’ajoutent aussi les motifs politiques et diplomatiques. Ainsi, impossible de tourner « Demain ne meurt jamais » au Vietnam ou de représenter la Corée ou le Cuba communistes pour « Meurs un autre jour » in situ. Les extérieurs sont alors tournés en Grande-Bretagne ou en Espagne. De même, n’a-t-on encore jamais vu 007 en Chine… Il attendre 1995 et la chute du mur pour que 007 débarque en Russie… Et la production avec lui. Encore que seuls quelques plans de coupe soient réellement tournés, par la seconde équipe et sans les acteurs, à Saint-Petersbourg.
Reste que les producteurs s’acharnent tout de même à trouver, notamment pour les finals explosifs, des endroits à couper le souffle : depuis les chutes d’Igazu de « Moonraker » jusqu’à l’observatoire d’Arecibo au Mexique dans « Goldeneye », et dernièrement celui du Paranal dans le désert chilien pour « Quantum of Solace ».
Plus que jamais, avec les coûts des carburants et de la « main-d’œuvre », difficile de boucler les budgets de si colossales productions. D’autant qu’Eon, dans la tradition, se fait toujours un devoir de déplacer ses équipes hors des plateaux hollywoodiens de cartons pates. Il faut donc rationnaliser l’utilisation des sites, même dans des productions qui se chiffrent en centaines de millions de dollars. La Jamaïque de « Casino Royale » héberge donc la Jamaïque et…Madagascar ! A moindre coût, l’Europe et les Etats-Unis reviennent en force ces quinze dernières années : Floride, Autriche, Suisse, Monaco, France, Italie du Nord, République Tchèque… Les pentes du Mont-Blanc et des Pyrénées dépeignent les hauts sommets de l’Oural et du Kazakhstan (« Demain ne meurt jamais » et « Le Monde ne suffit pas »). Magie du septième art.
Aujourd’hui, les films n’ont plus le temps de faire des digressions culturelles. Le rythme et l’action se doivent d’être préservés au service de l’intrigue. A moins que « Quantum of Solace »…