Ian, James et le tapis vert
Depuis la naissance du héros littéraire, jeu et casino font partie de l’ADN de Bond.
Black Jack, poker, chemin de fer, roulette… James excelle naturellement dans l’ensemble des compartiments du jeu, y déployant toutes les qualités du héros et de l’espion invincibles : ruse, fugacité d’esprit, calcul, mémoire, intelligence… Mais pour 007 comme pour son auteur, le tapis vert est avant tout le lieu de la confrontation et un prolifique terrain de séduction.
Les romans d’un tricheur
Ian, James et le tapis vert…
Il est tard ce soir-là au cercle londonien « Les Ambassadeurs », lorsqu’on vient quérir sur la pointe des pieds l’inconnu attablé au « chemin de fer »… Il porte une cigarette à sa bouche, décline son identité pour son adversaire, une femme. Un héros nous est né, près du tapis vert. Derrière une apparente nonchalance, cette décontraction qui fait qu’ils sont « chez eux » dans tous les casinos du monde comme dans tous les palaces, James Bond et son père littéraire dissimulent tous deux un jardin secret.
Par Pierre Fabry
Ses excès se comptent sur les doigts d’une main : l’alcool, les femmes, les bolides, la cigarette et… le jeu. Sans doute la plus institutionnelle et la moins avouable des tentations de Ian Fleming, père littéraire de James Bond.
Depuis la première moitié du XIXème siècle, le jeu fleurit aux quatre coins de l’Europe à la faveur des villes d’eau, jusqu’à devenir le passe-temps et le territoire de reconnaissance du Gotha. La cure n’est que l’alibi pour contourner les interdits des Eglises toutes puissantes qui condamnent l’argent facile. En 1854, hormis dans les clubs privés fréquentés par la « upper class », le jeu est interdit en Grande-Bretagne (il le sera jusqu’en 1960).
Voilà le paradoxe. Le tapis vert est à la fois un symbole de luxure, un lieu proscrit et le symbole d’une intégration sociale dans la haute société exclusive. En mal de reconnaissance, Bond, homme sans repères mais cartésien, dilettante et cérébral, ne pouvait que s’y adonner corps et âme. Et Fleming, son père spirituel et romanesque avant lui.
Petit flashback. En cette extrême fin des années 20, le jeune Ian, fils d’un banquier mort au champ d’honneur, s’adonne donc au jeu d’abord par pur attrait de l’interdit. De ces tentations que peuvent avoir de jeunes hommes bien nés aux moyens conséquents et pétris de désoeuvrement. En somme, un double défi : aux convenances d’une société puritaine et à leur éducation bourgeoise. Durant des week end répétés, Ian s’adonne au tapis vert, au golf et aux femmes. Il s’envole alors avec ses camarades vers les stations balnéaires françaises les plus proches des côtes britanniques : Le Touquet et Deauville. Il y reviendra souvent par la suite. D’où ses évocations affectives de « Paris-plage » dans les dernières pages de Thrilling Cities (1963).
Son expérience du tapis vert sera confortée durant la Seconde guerre mondiale. À cette époque, Ian l’officier fréquente assidument le casino d’Estoril, au Portugal. La légende dit qu’il y aurait joué une partie de chemin de fer avec des agents allemands… Il s’agissait en fait d’hommes d’affaires locaux, et Fleming aurait fantasmé cette attaque merveilleuse. Au service du chef du contre-espionnage britannique, il n’en bâtit pas moins, sur le mode du joueur de cartes ou d’échecs, à partir du bluff, des plans chimériques pour déjouer les espions nazis… non sans une pointe de mégalomanie et de mythomanie.
Le casino est, plus que jamais, au milieu des années 50, un endroit exotique et fantasmagorique par excellence pour l’Anglo-saxon moyen. En situant nombre de ses intrigues dans ce lieu de luxure, procédé largement emprunté à Somerset Maugham, Fleming emporte ses lecteurs dans une monde parallèle, décadent en diable.
Le fruit défendu
En matière de jeu, la préférence de Fleming va aux cartes, virus qu’il transmet tout naturellement à son héros. Le romancier est passionné par la théorie de jeu, les martingales et les différentes typologies de joueurs. Ses descriptions des phases de jeu, très documentées, sont aussi (et surtout) l’occasion de portraits sociaux ou psychologiques aigus. Pour autant, de son aveu même il n’est pas un bon joueur. Prudent, Ian est le plus souvent perdant et malchanceux. Au bridge, son jeu de prédilection, il ne dépassera jamais le niveau d’un amateur éclairé, par manque de patience et de précision mathématique.
À son corps défendant, Fleming n’en demeure pas moins un porte-parole du jeu de casino. Il puisera dans ces expériences multiples pour composer les pages les plus mémorables de ses romans, et notamment celui qui fonde son œuvre, Casino Royale. Fleming a par exemple deux clubs de prédilection, Boodles et le Portland Club. Ces deux clubs amalgamés donneront vie au Blades Club de Moonraker, roman dans lequel l’auteur dédie pas moins de soixante pages à une intense et vivante description du jeu. Ce club, fondé selon l’auteur en 1778, comprend des salons, des salles de jeu et douze suites. Il symbolise la quintessence du haut-lieu de sociabilité britannique : le nombre de membres est limité à 200, le droit d’entrée fixé à 100 000 livres et une rente annuelle de 250 livres exigée !
L’occasion est trop belle. A l’instar de l’alcool, des femmes, des bolides, Ian Fleming/James Bond ne pouvaient s’abstenir d’approcher ce fruit défendu pour une Angleterre bien-pensante. Tous deux foulent du pied au passage l’éducation, le conservatisme et les carcans dont ils sont pétris… Bel exercice psychanalytique à moindres frais.
Comme le rappellent Umberto Eco et Jennifer Steenshorne : « les livres de Fleming se présentent comme ce que l’on appelle des situations de jeu, […] l’action se présente comme autant de parties au règles clairement définies, comportant une succession de coups prédéterminés et nécessaires ».
En contrepoint, James venge aussi les mésaventures de tapis vert d’Ian. Un Bond matois qui perd pour laisser se découvrir ses adversaires, et sortira ainsi toujours vainqueur des bras de fer qu’il engage dans les salles de jeu. De la volonté de « M », 007 est formé à grands frais par le MI6 pour jouer et tricher. Pour les services secrets, le jeu et Bond ne sont qu’un instrument, une phase de conquête, une arme parmi d’autres dans un arsenal tout entier dévolu à l’accomplissement d’une mission.
L’arme fatale
Mais le jeu est aussi pour Fleming et Bond une métaphore des rapports humains et de la géopolitique du temps. Comme le rappelle l’historienne Jennifer E. Steenshorne le jeu est au cœur des films de Bond : « Depuis le jeu en tant que métaphore des relations entre l’Union soviétique et l’Occident dans le roman Casino Royale, en passant par les tricheries d’Auric Goldfinger dans le roman éponyme ou celle de Drax dans Moonraker, jusqu’aux subtilités du jeu d’enfant pierre-feuille-ciseaux dans On ne vit que deux fois ».
Tous les passages se rapportant au jeu sont des extrapolations des relations anglo-américaine et, plus encore, d’une « guerre froide » omniprésente qui n’est ni plus ni moins qu’un gigantesque bluff mondial dans lequel les deux joueurs ont pour atout et carte maîtresse l’arme atomique. Plus généralement, pour Fleming la politique mondiale est définitivement une partie de carte…
James Bond incarne superbement cette théorie. Le héros mise sur son habileté mais aussi sur le bluff et la tricherie, qui lui ont été inculqués. Bond passe pour être le meilleur joueur du MI6. Et c’est précisément ce savoir-faire au jeu qui, dans Casino Royale, lui permet de devenir un agent de qualité… D’autant que le jeu est aussi l’apanage de ses adversaires : Drax, Largo, Kamal Khan… ou bien encore Kronsteen, « maître » aux échecs à la solde du SPECTRE, qui échafaude à partir de ces stratégies un plan pour perdre 007.
Toutefois, la maestria a ses limites. Bond joue et triche par obligation professionnelle, et parce qu’il ne fait que marginalement partie de la haute société, comme le lui rappelle « M », lui-même expert et maître du jeu, à tous les sens du terme : « Dans ce que l’on appelle la bonne société, la seule chose qu’on ne vous pardonnera jamais, c’est de tricher et cela, qui que vous soyez ».
Fleming lui-même connait cette règle tacite, et ne s’aventure que sur le terrain des calculs mathématiques pour provoquer la chance. En dehors de ses romans, il rédige de nombreux écrits sur le sujet pour le Sunday Times (par la suite pour partie compilés dans Thrilling Cities, paru en France sous le titre Des villes pour James Bond), dont cet étonnant article intitulé « Comment j’ai gagné à la roulette avec seulement 10 livres ».
Par le jeu, les personnalités de Bond et Fleming multiples et complexes, sont donc intimement liées. Le choix de Casino Royale pour faire renaitre, en 2006, le mythe sur grand écran n’est donc pas un hasard. Un mettant Bond à une table de jeu, on puise même à l’intimité du héros et de son géniteur littéraire. Eon productions ont ainsi rendu au jeu la portée symbolique que Fleming lui avait assignée dès l’origine.
Le jeu selon Ian
« La première règle à suivre est de trouver une bonne place à la table de roulette. On y arrive en venant au casino de bonne heure, mettons dans les 9 heures du soir, ou l’après-midi. Il ne faut pas se laisser embarrasser par les formalités d’entrée. Vous n’avez besoin que de votre passeport et d’un costume ou d’une robe convenable (sauf à Deauville et au casino de la Forêt au Touquet, où il est peut être obligatoire d’être en tenue de soirée – en ce cas, vous avez Trouville ou le Casino de la Plage). N’entrez pas au casino avec timidité ou révérence. Ce ne sont que des machines à sous, que font fonctionner des employés de banque et des mécaniques. Soyez confiant et détendu. On est très content de vous voir entrer et on serait navré de vous voir partir. […] Vous êtes une personne en possession de son libre arbitre, qui a une volonté de fer et qui va battre la machine. […] Rappeler vous : il est indispensable d’être assis devant la table. […] Installez-vous. […] Ne faîtes pas attention aux voix stridentes, aux gestes, aux émotions des autres joueurs. Observez le chaos avec intérêt et indulgence, vous fiant en toute sécurité à l’excellence de votre martingale ».
– Des villes pour James Bond (Thrilling Cities), éditions Plon, 1963, pages 267-268.
« Tapis ! » : le top 007 de Bond aux tables de jeu
1 – James Bond contre Dr No, la révélation. 007 séduit Sylvia Trench et se révèle au public
2 – Casino Royale : épique. Bond joue son « va tout », séduit Vesper et sauve l’Angleterre
3 – Au Service Secret de Sa Majesté, le sauveur. « la » rencontre Bond / Teresa di Vicenzo…
4 – GoldenEye, spirituel. « On a top ? Onatopp ! »
5 – Octopussy, goguenard. Bond use de son privilège de challenger et met en colère Kamal Khan
6 – Opération Tonnerre, à l’offensive. Pour les yeux de Domino, Largo et Bond se jaugent en attendant la confrontation finale
7 – Les diamants sont éternels, comblé. « Plenty O’Toole… – But of course, you are ! »
Sources du dossier :
BARBER, Hoyt L. & Harry L., The Book of Bond, James Bond, Cyclone Books, 1999.
BENSON, Raymond, The James Bond Bedside Companion, Dodd, Mead & Company, 1984.
MACINTYRE, Ben, For Your Eyes Only, Ian Fleming & James Bond, Bloomsbury, 2008.
STEENSHORNE, Jennifer E., « Impasse, Bond et gagne : jeux, théories des jeux et enjeux de la guerre froide » in James Bond (2)007, Anatomie d’un mythe populaire, BICHETTE/BOULY/CHENILLE, s.d., Belin, 2007