De pellicule et de papier
On compare souvent le James Bond cinématographique avec son homologue littéraire. Pour évoquer leurs différences, et parfois les « trahisons » du héros du grand écran. 007 au cinéma se serait éloigné du personnage originel de Ian Fleming. Certes. Mais, le James Bond interprété par Sean Connery n’aurait-il pas également influencé les derniers ouvrages de l’auteur, parus après la sortie des premiers films ?
par Pierre Rodiac
Chez les (trop rares) amateurs du James Bond littéraire, une idée domine : le héros cinématographique s’est considérablement éloigné du personnage créé par Ian Fleming. L’espion littéraire originel présente en effet des caractéristiques psychologiques qui ont disparues, transposées sur la toile. Le personnage des romans, tueur froid et implacable se révèle dépressif, en proie aux angoisses, aux doutes, aux peurs et aux cauchemars. Tant d’éléments qui le rendent d’autant plus attachant et qui ont disparu dans les adaptations en films. Seules les interprétations de Timothy Dalton (Tuer n’est pas jouer en 1987 et Permis de Tuer en 1989) et de Daniel Craig rendent un peu grâce aux tourments du héros romanesque.
Pourtant, en devenant un personnage de cinéma, James Bond s’est rapproché du super héros invincible, politiquement correct, s’éloignant de l’antihéros humain de Fleming. A y regarder de plus près, les premières adaptations des romans de Ian Fleming au cinéma sont considérablement fidèles. James Bond ne commence réellement à amorcer sa transformation de super héros invincible qu’avec Opération Tonnerre en 1965. Après la mort de son créateur. Il apparaît alors même que le personnage campé par Sean Connery a influencé les ultimes romans.
Avec la naissance de James Bond au cinéma, Ian Fleming rédige ses derniers romans bondiens : Au service secret de sa majesté en 1962, On ne vit que deux fois en 1963 et L’homme au pistolet d’or en 1964, auxquels il faut ajouter ses nouvelles publiées en recueil à titre posthume : Meilleurs vœux de la Jamaïque.
L’auteur, qui demeure chaque hiver dans sa villa de la Jamaïque, « Goldeneye », pour rédiger son nouveau roman de James Bond, assiste au tournage des premières scènes de James Bond contre Docteur No. A l’origine, le choix du jeune acteur écossais méconnu Sean Connery ne convient pas à l’auteur. Il imaginait quelqu’un de plus racé, de plus élégant, de plus mûr aussi pour incarner, à l’instar de David Niven ou Cary Grant. Pourtant, le talent et le charisme de l’acteur vont le convaincre que Saltzman et Broccoli ont fait le bon choix.
Séduit par les deux acteurs principaux du film, Sean Connery et Ursula Andress, Ian Fleming va doter certains des personnages de ses futurs ouvrages de traits de caractère des comédiens. Ainsi, dans Au service secret de sa majesté qu’il rédige durant le tournage de Docteur No, James Bond devient-il d’ascendance écossaise comme Sean Connery (et Ian Fleming) et suisse, comme Ursula Andress. Jusqu’à cette révélation, Ian Fleming a toujours indiqué que Bond était anglais. Première influence majeure du cinéma sur le devenir du héros de papier. Sensible au charme féminin, Ian Fleming semble avoir été encore plus impressionné par l’actrice suisse. A tel point qu’au milieu de l’ouvrage, il la fait apparaître comme touriste de luxe dans le Piz Gloria de Blofeld. Irma Bunt, âme damnée de Blofeld, s’exprime en ces termes :
« Nous avons draîné ici tout le gratin international de Gstaad et de Saint-Moritz.(…) Et celle jolie fille, à la grande table, c’est Ursula Andress, la vedette de cinéma. Quel teint merveilleux elle a ! Et quels beaux cheveux ! »
Comment ne pas évoquer également le changement de ton de l’ouvrage, par rapport aux titres précédents. Tout en saluant l’intérêt des œuvres de Fleming, Albert Broccoli, Terence Young et Sean Connery estimaient qu’il leur manquait une touche d’humour. Cet élément deviendra l’une des marques de fabrique de la série. Avec Sean Connery, James Bond devient plus sadique, non sans distiller quelques bons mots remarquables.
Fleming n’est pas insensible à cet humour absent de ses ouvrages. Le héros littéraire devient donc également plus détaché, plus léger. Il n’hésite pas à plaisanter. Il insuffle également plus d’action. Ainsi, le roman Au service secret de sa majesté, apparaît-il comme terriblement cinématographique. Truffé d’action, de cascades, de poursuites en ski, en voiture ou en bosbsleigh, il se révèle très influencé par l’approche des scénaristes de James Bond contre Docteur No qui ont ajouté des passages de combats et de poursuites qui n’existaient pas dans le roman.
Au service secret se révèle d’ailleurs tellement cinématographique que la trame en sera quasiment intégralement conservée dans son adaptation sur le grand écran sept ans plus tard, en 1969. Si les deux derniers romans de l’auteur connaissent des transpositions cinématographiques peu fidèles, ils ne présentent pas moins pour autant nombre de scènes visuelles : le combat contre Blofeld au katana, l’évasion de Bond en ballon du haut des murailles du château médiéval de Blofeld ou bien le duel au pistolet contre Scaramanga dans des marécages…
Ian Fleming n’aura guère le loisir de connaître l’apogée de son héros sur la toile ou son élévation au rang de mythe cinématographique. Il meurt en août 1964, avant même que la « Bondmania » ne déferle sur le monde, avec Goldfinger et Opération Tonnerre.