Bons baisers de Russie : la Formule Bond

Bons baisers de Russie : la Formule Bond
Paru dans Le Bond 31
Paru dans Le Bond 31

Deuxième opus de la saga, Bons baisers de Russie met véritablement en place les canons bondiens. A l’instar de nombreux fans, « Cubby » Broccoli concède que c’est grâce à cette « simple » histoire d’espionnage « que la formule et le style Bond ont atteint leur perfection ». Si le tournage de la première aventure s’apparentait à de ludiques vacances sous les Tropiques, Bons Baisers de Russie a tout du douloureux parcours du combattant. En cette année anniversaire, flashback inédit sur un tournage méconnu…

59,6 millions de dollars : Dr No est contre toute attente un succès phénoménal. La première aventure de 007 rafle plus de 62 fois sa mise (1) ! Sûrs de leur fait, dès avant la fin du tournage de cette aventure caribéenne, « Cubby » Broccoli et Harry Saltzman ont, à travers leur société Danjaq, pris une option sur un deuxième film : Bons baisers de Russie. Sorti en librairie en 1957, le roman a suscité un regain d’intérêt depuis que J. F. Kennedy, fraichement élu Président des Etats-Unis, l’a classé parmi ses dix ouvrages préférés (2)…

Par Pierre Fabry

En ce printemps 1962, la pression est forte sur les épaules d’Harry Saltzman et « Cubby » Broccoli. Bien qu’incrédule au départ, United Artists flaire désormais le succès : elle double le budget, et met 2 millions de dollars entre les mains d’EON pour cette seconde aventure de l’agent 007.

Durant le tournage de Dr No, Broccoli et Saltzman avait par précaution mis en chantier une production avec deux stars pour têtes d’affiches, Bob Hope et Anita Ekberg, afin d’assurer leurs arrières : Call me Bwana (Appelez-moi chef). Ils ont préféré ce scénario à celui où s’illustre quatre adolescents musiciens aussi inconnus qu’échevelés natifs de Liverpool, les Beatles…

En prenant rapidement une option pour un second volet, les producteurs s’assurent la participation de la même équipe. Et d’abord celle du réalisateur Terence Young, reconduit dans ses fonctions. Stanley Sopel, producteur associé, se souvient : « Au lieu de s’engager ailleurs, les membres de l’équipe préféraient attendre le James Bond suivant, non pas pour nos salaires, qui n’étaient pas les plus élevés de la profession, mais parce qu’ils voulaient travailler avec nous. (…) il nous fallait des techniciens qui respectent le délai et le planning, et comprennent qu’un salaire ça se mérite ». L’objectif est clair : rationnaliser leur travail et fonder une « famille » qui porte l’univers du nouveau héros.

Côté scénario, Johanna Harwood est la première à remettre sa copie, mi-août. Après un préambule durant lequel James Bond démantèle un réseau de trafiquants Hong-kongais, se déploie la trame fidèle au roman : un complot du SPECTRE pour assassiner 007 et discréditer le MI6. Les évènements se déroulent en temps réel. Harwood joint même à son projet un plan et une fiche horaire de L’Orient Express ! Mais, plus qu’une adaptation fidèle des écrits de Fleming, Broccoli et Saltzman veulent avant tout un film d’action.

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« C’est la bonne taille… »

En décembre, Richard Maibaum est donc mandaté pour rédiger une nouvelle mouture plus punchie. Cette version datée du printemps 1963 intègre beaucoup de scènes qui seront effectivement dans le film, en particulier les poursuites en bateau et en hélicoptère qui ne figurent pas dans le roman. Enthousiastes, les producteurs lui confient alors la tâche d’adapter Goldfinger ! Il reviendra donc au scénariste Berkeley Mathers de peaufiner certains dialogues, notamment la scène entre Bey et Grant, ou d’intégrer de nouveaux morceaux de bravoure, comme la séquence d’ouverture entre Blofeld, Klebb et Kroonsteen.

En ce mois de mars, l’équipe restreinte du film est présentée à la presse lors d’une conférence à l’hôtel Connaught de Londres. Terence Young lui est déjà à pied d’œuvre. Après avoir dirigé les essais des premières prétendantes au rôle de Tatiana, il part à Istanbul pour des repérages avec Syd Cain, chef décorateur, et Harry Saltzman, qui supervisera directement le tournage.

FROM RUSSIA WITH LOVE, Daniella Bianchi, Sean Connery, 1963
FROM RUSSIA WITH LOVE, Daniella Bianchi, Sean Connery, 1963

Les lieux choisis, le planning est fixé à treize semaines à partir du 1er avril : vingt jours à Pinewood puis trente-cinq jours en extérieur à Istanbul et enfin trente-cinq jours à nouveau dans les studios britanniques, pour toutes les scènes d’intérieur. Au total, 31 jours sont dédiés aux extérieurs.

Hormis la Bondgirl, le casting est bouclé dans la foulée. La distribution fait cette fois appel à de solides références : Pedro Armendariz, qui a notamment tourné avec Luis Bunuel et John Ford est choisi pour incarner Kerim Bey ; Lotte Lenya, comédienne allemande reconnue et épouse du compositeur Kurt Weill, sera Rosa Klebb.

Young sait pouvoir compter sur ces comédiens expérimentés. Il engage d’ailleurs chacun d’entre eux à modifier les dialogues selon leur vitesse d’élocution. Sean Connery glisse ça-et-là les remarques impromptues qui ont fait florès dans Dr No, et fondent désormais le personnage et la geste bondienne. Directeur d’acteur émérite, Young est omniprésent. Il mime chaque scène et chorégraphie minutieusement. Ainsi, pour la première confrontation entre Tatiana et Klebb chaque geste de Lotte Lenya est chorégraphié. L’actrice est en effet terriblement ennuyée et désemparée par l’homosexualité de son personnage, pourtant considérablement adoucie comparée au roman…

 C’est le meilleurs des James Bond. Pas parce que j’en ai assuré la mise en scène, encore que je la trouve réussie, mais parce que c’était un excellent sujet pour un James Bond.
Terence Young

Dr No poursuit son aventure commerciale : le succès ne cesse de se confirmer de par le monde. « Ce deuxième film a été éprouvant. Chacun tenait à ce qu’il soit aussi bon, sinon meilleur que le premier, ce qui n’était pas gagné d’avance », confirme Peter Hunt. Le tournage commence donc dans la fébrilité.

Sean-and-Daniela-BianchiLa première scène à être mise en boite est la traditionnelle confrontation entre « M » et Bond, doublée du briefing de « Q ». Puis vient l’ouverture : le tournoi d’échecs à Venise. Un maître d’échec veille scrupuleusement à la véracité des plans, depuis chaque phase de jeu jusqu’à la tenue vestimentaire des figurants. Quelques jours plus tard, Connery et Bianchi, repérée parmi des centaines de prétendantes, se retrouvent pour l’une de leur première fois… Ils sont à demi-nus dans le décor d’une suite nuptiale face une armée de techniciens. Par respect pour sa jeune actrice, Young ne conserve que les personnels essentiels aux prises de vue. « Je m’efforçais de serrer le drap autour de moi car je portais un justaucorps. Et Sean ne faisait rien pour arranger les choses ! Terence nous a demandé de répéter la scène encore et encore. Il cherchait à créer une certaine connivence entre Sean et moi », se souvient Bianchi. Finalement jugée peu satisfaisante au montage, la scène sera réécrite le 19 juin et retournée dans la foulée (3)…

Fin avril, toute l’équipe s’envole pour Istanbul. Les autorités locales ont posé des conditions drastiques pour montrer la ville et le pays sous leurs meilleurs jours. Exit donc les scènes du camp gitan dans les faubourgs miséreux de la ville. Le premier jour du tournage est pluvieux. On se rabat donc sur les intérieurs de Sainte-Sophie. Pour tuer le temps entre les scènes, Young et Connery s’amusent de petites choses. Ainsi, un jour s’habillent-ils de la même manière… Leur relation complice donne vie au personnage de Bond à l’écran. Cette première parenthèse stambouliote se clôt par les nocturnes : l’assassinat de Krilenku et les plans de gares, la gare d’Istanbul figurant les deux autres haltes de l’Orient Express, à Zagreb et Belgrade.

La mort aux trousses

Alors que débute la troisième semaine, Ian Fleming, séduit l’ambiance du tournage de Dr No, rend visite à l’équipe durant les prises de vue ferroviaires. Le 8 mai, leur succèdent les plans de la poursuite en bateau dans la ville de Pendik, située au sud-est d’Istanbul. Le tournage entre alors dans sa phase la plus noire. Les jours suivants nombre de yachts de la flotte connaissent de sérieuses avaries qui retardent le programme à un point tel qu’il est finalement décidé de tourner ces scènes en Angleterre avec un matériel approprié et fiable. Les scènes de l’hélicoptère, initialement programmées sur place, connaissent le même sort.

Les derniers jours dans l’ancienne Constantinople sont consacrés à la scène de carambolage, aux plans sur le ferry, dans le Grand Bazar et à celle du (vrai) consulat russe. Pour cette séquence, Harry Saltzman assure à ses équipes bénéficier des autorisations nécessaires à la simulation d’un incendie que requiert l’intrigue. Alors que les fumigènes produisent leurs effets, la police, les pompiers, la milice armes font irruption. Harry n’avait en fait aucune autorisation… mais a obtenu l’effet qu’il escomptait. Camions de pompiers, ambulances, policiers : tout est vrai et conservé au montage ! Riche de surprises, la virée turque se conclut avec un retard de sept jours au planning.

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De retour à Pinewood, surviennent de nouveaux déboires autrement plus préoccupants. Souffrant depuis Istanbul, Pedro Armendariz va enfin consulter un médecin. Quelques jours plus tard, il apprend qu’il est atteint d’un cancer à un stade avancé. Ses scènes sont nombreuses : il tient à les assurer. Il terminera son travail le 10 juin avec force difficultés, avant de s’envoler pour son Mexique natal non sans lancer à l’équipe le fameux « C’est la vie, mon ami » de Kerim Bey. Personne ne le reverra plus. A l’instar de son vieux camarade Ernest Hemingway, atteint d’un mal incurable, il se suicide avec son pistolet sept jours plus tard…

Pendant ce temps-là, à Pinewood, on met en boite la lutte entre deux gitanes échevelées. Trois semaines de répétitions ont été nécessaires aux deux actrices. Sur le plateau, Alicia Gur et Martine Beswick se livrent à un fougueux corps à corps sous les hurlements de Terence Young qui entend bien faire couler le sang pour plus de véracité. Il a choisi de filmer ces plans caméra à l’épaule pour être au plus près de l’action, d’où le réalisme du rendu final.

Entre le 30 juin et le 19 juillet, sont bouclées les scènes additionnelles écossaises. C’est alors que survient l’un des plus graves accidents de la saga. Durant un vol de reconnaissance en direction de Crinan Harbour, l’appareil transportant Terence Young et l’assistant décorateur Michael White sombre dans la mer. Le chef décorateur John Stears et l’un de chauffeur de la production plongent dans l’eau pour repêcher les hommes prisonniers de l’habitacle de plexiglas… « Heureusement, mes cigarettes sont seiches… Et maintenant, le plan suivant ! », s’exclame le réalisateur rescapé. Définitivement bondien. Quelques jours plus tard, c’est la voiture de Daniela Bianchi qui effectue plusieurs tonneaux. L’actrice en sort le visage tuméfié. Ses scènes sont retardées de deux semaines…

ans compter l’explosion finale de la poursuite en bateau… que John Stears doit organiser deux fois en deux jours, à raison de 1600 charges de plastique et de près de 30 000 litres d’essence ! Les plans rapprochés et les cascades sont filmés peu après sur le bassin de Pinewood durant quatre jours entiers non sans de nombreuses brulures. Le travail se termine par l’explosion de l’hélicoptère : en réalité une maquette de 1,80 mètre. Après une série de lourds déboires et de contretemps, le tournage s’achève enfin le 2 septembre à Pinewood… avec un retard considérable de quarante jours.

 Ce n’est qu’après Bons baisers de Russie que nous avons compris que nous avions une mine d’or entre les mains.
Albert R. Broccoli

La post production est donc millimétrée. La copie doit être prête pour l’avant-première londonienne programmée le 10 octobre ! C’est à John Barry, jeune compositeur (photo) qui a ré-orchestré certains passages de Dr No (voir Le Bond n°23 et n°28), qu’est confiée la partition du film. Non sans peine : les producteurs le jugeant trop inexpérimenté pour une musique de film. Barry est lui-même incrédule. En étroite collaboration avec Young, il va pourtant définir avec le talent que l’on sait ce « style Bond », reconnaissable entre tous. Nanti d’un parolier émérite, Lionel Bart, dès juillet, il compose d’abord la chanson-titre qu’il décline ensuite sur différentes pistes du film. Pour l’interpréter, il fait appel à une pointure de la pop music. La formule ne variera plus4.

TatianaDébutent ensuite les deux semaines nécessaires à la post-synchronisation. Au fur et à mesure du mixage des voix, des bruits et de la musique, les bobines sont directement envoyées chez Technicolor, qui livre ses 75 copies standard étalonnées le 7 octobre… L’avant-première à lieu trois jours plus tard au London Pavilion.

Bientôt, « l’Angleterre effarée découvre que l’on peut faire la queue au cinéma depuis midi pour la séance du soir ». L’engouement est général. Le succès est partout au rendez-vous. Il faut attendre dix mois, et le 25 juillet 1964, pour que Bons baisers de Russie sorte sur les écrans français. Bond est déjà un phénomène. Le film récolte 593 millions de dollars. Il attire dans l’Hexagone 5 623 391 spectateurs5. Au Kremlin, Leonid Brejnev se procure auprès de l’ambassade britannique une copie du film qu’il visionne au moins trois fois en privé.

Cette aventure fait également date dans la saga pour nombre de trouvailles qui vont devenir des marques de fabrique bondiennes : une équipe récurrente, les premiers gadgets, la première apparition d’une longue série pour Desmond Llewelyn alias le Major Boothroyd, alias « Q », le premier « pré-générique », concept mis au point – presque par hasard – par Harry Saltzman (6), le générique mettant en scène une girl dénudée, la première contribution de John Barry, un main title rehaussé d’un interprète mémorable, la première introduction de son morceau « 007 » utilisé par la suite dans Opération Tonnerre, On ne vit que deux fois, Les diamants sont éternels et Moonraker…

Cruelle ironie, Bons baisers de Russie, roman pour la notoriété duquel J.-F. Kennedy fit tant, est le dernier film que le Président visionne. Les producteurs lui font une projection privée des bobines (incomplètes) en avant-première à la Maison Blanche, le 20 novembre 1963… Deux jours plus tard, il est assassiné à Dallas. Le public américain se rendra en masse dans les salles comme un dernier hommage au président défunt. La boucle est bouclée…


1. Evin, Guillaume, Goldmaker, Fayard, p.67.

2. Le président classe le roman de Fleming juste après Le Rouge et le noir de Stendhal dans un article paru dans le magazine Life du 17 mars 1961. (source : archives du CJBF).

3. Seuls quelques clichés témoignent des prises initiales. Pour les puristes, Daniela Bianchi y porte les cheveux détachés alors qu’elle arbore un chignon dans les prises de juin conservées dans le montage final.

4. Burlingame, John, The Music of James Bond, Oxford University Press, pp.24-29.

5. Données tirées de James Bond est éternel par Guillaume Evin, éd. du Moment, p. 198, 210.

6. Dans le scénario original, le générique apparaissait en surimpression sur les images de l’actuel pré-générique.

Nombre de citations et anecdotes sont tirées de The James Bond Archives de Paul Duncan, paru aux éditions Taschen, 2012.

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