De l’importance d’être Ernst

De l’importance d’être Ernst
Paru dans Le Bond 41 : Octobre 2015
Paru dans Le Bond 41 : Octobre 2015

Il fallait toute la mauvaise foi de la publicité pour demander, sur les affiches d’Octopussy, si James Bond avait enfin trouvé adversaire à sa taille (Has James Bond finally met his match ?). Ernst Stavro Blofeld remplit parfaitement ce rôle depuis le début.

 Frédéric Albert Levy

L’un des premiers principes enseignés aux apprentis-scénaristes dans les écoles de cinéma américaines est le suivant : un conflit n’est intéressant que si les deux adversaires ont raison. Un conflit, bien sûr, parce qu’il ne saurait y avoir d’histoire sans conflit. Mais, dira-t-on, comment chacun des deux adversaires pourrait-il avoir raison, en tout cas dans des films tels que les « Bond », quand le public, avant même d’entrer dans la salle, part du principe que Bond est le Bon dont la mission consiste à éliminer un Méchant ?

Est-ce si simple, vraiment ? Voyons, par exemple, cette manie qu’a Bond de voler au Méchant sa petite amie. Si cette petite amie glisse aussi facilement de l’un à l’autre, c’est sans doute parce qu’elle gagne au change, mais c’est aussi, forcément, parce qu’elle retrouve dans l’un une part de l’autre. Ne nous étonnons pas si Michael Billington, qui interprète dans l’Espion qui m’aimait l’amant de Barbara Bach, avait passé plusieurs screentests pour interpréter Bond lui-même avant que Roger Moore ne s’empare du rôle. Ne nous étonnons pas non plus si Charles Gray a prêté ses traits à Blofeld dans les Diamants sont éternels après avoir incarné un allié de Bond dans On ne vit que deux fois.

L’une des manières de justifier la parenté entre Bond et le Méchant consiste à présenter celui-ci comme un Bon(d) qui, à cause de l’intrusion d’un grain de sable dans sa petite machine personnelle, aurait mal tourné. Les Méchants de GoldenEye ou de Skyfall ne sont autres que des collègues de Bond qui estiment, à tort ou à raison, avoir été trahis par l’institution qu’ils défendaient. Inversement, Bond lui-même n’est pas loin de céder à son « côté obscur » dans toute la première partie de Skyfall.

 Il ne faut certes pas prendre pour argent comptant toutes les rumeurs qui ont pu circuler à propos de Spectre à la suite du piratage du site de Sony, mais si, comme on l’a dit, l’une des révélations du nouvel épisode de la série devait être que Bond et Blofeld ont été élèves dans la même école ou dans la même institution du temps de leur jeunesse folle, cela ne serait pas à proprement parler un scoop. Tout juste une confirmation. Un simple retour aux sources, en fait : Fleming avait emprunté le nom « Blofeld » à l’un de ses camarades de classe. Mieux encore : n’avait-il pas choisi de faire de Blofeld son propre frère jumeau en le faisant naître le 28 mai 1908, autrement dit le même jour que lui, Fleming ?

Christoph-Waltz-and-Daniel-Craig

Cela dit, le thème des frères ennemis est vieux comme la littérature, sinon comme le monde. On pourrait citer, en vrac, Étéocle et Polynice, les (beaux-)frères Horace et Curiace, Jean Valjean et Javert, liés l’un à l’autre par l’assonance de leurs noms, tout comme Fantômas et Fandor… Ce qui, en fait, doit ici retenir notre attention, c’est le terrain précis sur lequel B & B se rencontrent, et ce terrain est celui de l’auto-engendrement, pour ne pas dire celui de la Nativité, puisque Stavro », second prénom de Blofeld, signifie croix en grec, et que le nom de jeune fille de la mère de Bond était — faut-il le rappeler ? — Monique Delacroix.

On sait que Bond a été très tôt orphelin. Cela peut expliquer sa « carte de visite » vocale quasi-obsessionnelle : « Bond, James Bond ». Bond reprend l’énoncé de son nom parce qu’il n’a pu compter que sur lui-même, James, pour exister. Parallèlement, comme on peut le voir dans Au Service secret de Sa Majesté, Blofeld s’est mis en tête de s’attribuer des origines nobles qu’il n’a jamais eues, en s’inscrivant dans une lignée de Bleuchamps (de bleu sang ?) avec laquelle il n’a rien à voir.

Ce fantasme d’auto-engendrement est sans doute à mettre en rapport avec l’impuissance foncière de ces deux personnages. Certes, Blofeld s’est quelque peu virilisé au fil des romans et des films, et l’on peut décemment imaginer que les rapports qu’il entretient avec Tiffany Case dans les Diamants sont éternels n’ont pas toujours été purement professionnels, mais cette mise en place de sosies évoquée dans le même film (en particulier dans l’épisode Wrong pussy !) semble être comme la compensation d’une impossibilité de se reproduire selon les lois naturelles de la procréation, et il est clair que le grand patron du Spectre avait été défini au départ par Fleming comme un être asexué, avec des oreilles privées de lobes (faut-il vous faire un dessin ?), et tout juste bon à caresser une chatte, au sens propre et non-métaphorique du terme. Quant à Bond, il est loin d’être aussi mâle qu’on veut bien le croire. Certes, c’est un séducteur. Certes, c’est un Don Juan. Mais certains commentateurs ont émis l’hypothèse assez judicieuse selon laquelle Don Juan passe de femme en femme précisément parce qu’il ne peut véritablement en satisfaire aucune. On ne compte pas le nombre de coitus interrupti qui, si l’on peut dire, ponctuent les films, et les one-liners du style « Something just came up » — dans le prégénérique de l’Espion qui m’aimait —, s’ils sont là pour les justifier, ne les effacent pas pour autant de notre mémoire. Et quand, miracolo, Fleming s’offre un jour le luxe de conclure l’un de ses romans sur l’image d’une Japonaise enceinte des œuvres de Bond, rien ne nous dit précisément si celui-ci sera jamais au courant de sa paternité.

Daniel Craig, Christoph Waltz

L’autre parenté qui lie Bond et Blofeld est d’ordre idéologique. Blofeld n’est en aucune manière un anarchiste qui s’en prendrait à la société occidentale telle que nous la connaissons. Il essaie en permanence d’exploiter les failles de celle-ci, ce qui est totalement différent. On peut, si l’on regarde les choses de loin, assimiler Blofeld à tous ces savants fous qui peuplent la littérature populaire depuis le XIXe siècle, mais Blofeld n’est pas fou, puisque, pour reprendre un mot des producteurs de la série, la plupart des intrigues des « Bond » sont « torn from the headlines », autrement dit inspirées par les premières pages des journaux. Le vol des deux bombes atomiques par Emilio Largo, agent exécuteur de Blofeld dans Opération Tonnerre, pouvait sembler relever de la plus impure fantaisie jusqu’au jour où, alors même que le film sortait sur les écrans de la planète, une bombe atomique américaine se retrouva engloutie, à la suite d’un accident aérien,  à Palomares, au large de l’Espagne. Et il fallut quatre-vingts jours pour la retrouver…

Même des intrigues a priori aussi fantaisistes que celle d’On ne vit que deux fois (ou, plus tard, de l’Espion qui m’aimait, où Stromberg n’est jamais qu’une variante de Blofeld) témoignent d’une analyse géopolitique identique chez Bond et Blofeld. La seule différence, c’est que Blofeld se plaît à utiliser à son profit les traces de vieux réflexes de Guerre froide chez les Américains et chez les Russes — chacun étant persuadé que ses déboires sont à imputer à l’autre —, alors que Bond est l’agent du solide pragmatisme britannique exprimé par le représentant de Sa Gracieuse Majesté à l’ONU lorsqu’il se demande quel intérêt pourraient bien trouver les uns ou les autres dans ces highjackings de capsules spatiales (ou de sous-marins).

Il serait évidemment absurde de prétendre que Bond et Blofeld sont interchangeables. Mais ils sont comme les deux faces de cette douce schizophrénie qui fait l’âme britannique et dont la source est peut-être à trouver dans la double origine — latine et germanique — de la langue anglaise même. L’Angleterre est le pays où l’excentricité fait partie de la norme, où la presse peut être parfaitement admirable d’un côté et absolument méprisable de l’autre, où les punks et les banquiers de la City peuvent partager les mêmes trottoirs. Et où l’autodérision n’est pas loin d’être un sport national. Il faut prendre en compte Blofeld tout autant que Bond. Avec Carla, c’est du sérieux, mais avec Blofeld aussi, puisque tel est le sens de son premier prénom, « Ernst » — sérieux.

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